Panne de mémoire
Un moment épique du quotidien ? Si tu veux… Je n’ai que ça dans ma vie de m… Quoi ? Toujours à se plaindre le Belge ? Nous on ne nous a pas volé nos élections frérot ! Nous on a une « vraie » démocratie avec un roi sans pouvoir ! En France vous avez Jupiter-qui-nique-le-Français ! RLAAA ! Dans ta face !
On peut raconter ma misère ? OK.
Je reçois un seumeuss. On a inventé le smartphone pour que des meufs avec des ongles trop longs passent la journée à tapoter dessus même quand elles sont sur le trône. Heureusement que le bouzin complète les mots parce que sinon il faudrait apprendre une nouvelle langue.
« Doudou, rejoins-moi à notre bistro pour lunch. J’ai à te parler ! Bisous »
C’est qui ? Je connais une Séverine moi ? D’où ? En ce moment je fais dans la ménagère de moins de cinquante ans mariée avec gosses. Elles sont moins exigeantes ; elles sentent pas grand-chose niveau foune parce quand tu as fait passer un ballon de foot (aka nourrisson) dedans, c’est démoli, frérot, cherche pas. Mais elles ont de la bonne volonté ; faut dire qu’elles sont désespérées de la vie en général. Leur mec les trouve moches avec un gros cul et des vergetures. Leurs cheveux sont… catastrophiques et tu as de la chance si elle ne sent pas le vomi d’un sale gosse. Alors si tu fais un compliment agrémenté d’une tablette de choco… elle te trouve bô !
Notre bistro préféré ? Mais j’en ai plein des bistros préférés ! Tu vas voir que je vais me pointer au mauvais et attendre… Le mieux c’est de ne pas y aller. De toute façon quand elle veut te parler c’est pour t’envoyer balader « la récréation est terminée, chéri, je rentre au bercail. Tu comprends, hein, j’ai une famille. Nous deux c’était… Enfin toi tu es… Tu me comprends, hein ? »
Tu veux que je me déplace pour ça ? Tu pouvais pas me le dire par seumeuss ? Sérieux ?
J’y envoie un SCUD.
« Peux pas ! Travaux. On roule pas en centre-ville. TCHO ! »
Tu remarques que je suis resté poli. Oui, j’ai décidé de faire un effort dans le domaine des relations humaines. Maintenant je n’envoie plus c… les filles. Je mets un gant, enfin tu m’as compris. Le nouveau Lorenzo, quoi. Le blanc… non c’est pas autorisé… le gris.
Benoîtement, tu imagines qu’une femme au boulot, ça bosse ? Mais nan… C’est du volement du patronat d’embaucher une femme. Entre papotage, cafétériage, toilettage, somnolage, visionage YT des petits chatons tous cons ou des bambins qui rampent… enfin le boulot passe largement en second.
Quoi ? Ce n’est pas ce que disent les statistiques ? Lesquelles ? Les PCC (politiquement correctes et corrigées) ? Parce que je suis payé pour bidonner les chiffres des études alors question stats...
Non mais il y a longtemps que la vérité scientifique est morte dans le monde 2.0, subordonnée à la pensée autorisée, la « bonne » pensée, le reste n’étant que déviance et perversion.
Quoi ? C’est pas vrai ?
On me l’a assez dit : « Monsieur Laurent, ne pensez pas ! Taisez-vous ! », ou
— On ne veut pas des gens intelligents, ici !
— Des cons ?
— Voilà ! Des cons ! Vous pouvez faire ça ?
— Je peux. Plus con que moi, tu meurs.
— Voilà. Je vous ai à l’œil, monsieur Laurent !
La connerie généralisée comme philosophie mondiale. Ne conteste pas. Ne t’insurge pas. Ne pense pas. Ne te pose pas de questions. On s’occupe de tout à ta place. De toute façon tu fais mal, tu votes mal, tu penses mal, alors laisse faire ceux qui savent. C’est pour ton bien et surtout pour le bien de tous. Tu veux le bien de la communauté, non ?
Je m’égare ? Je t’ai dit que j’avais une vie de m... non ? Pour mon malheur j’ai un QI de 110… Alors voilà, je suis un terroriste, on me persécute, on me fiche I, on me BAN. Alors je traîne mon spleen, réduit à baisouiller les femmes des autres.
Bref. À peine mon seumeuss envoyé, j’avais une réponse, un revers gagnant, comme quoi la Séverine n'avait pas lâché son phone et n'étais pas absorbée par la tâche.
« De quels travaux tu parles ! C’est les vacances, personne dans les rues ! Tu roules en trot! Tu ne veux pas me voir ?»
J’étais mal. Je fouillais désespérément mes souvenirs. Bordel, je joue aux échecs. Je connais le nom des ouvertures et des structures… et je ne me rappelle pas d’une Séverine ? C’est ça quand on baise une jambonne sans lui demander son prénom… Je maudissais mon insatiable gourmandise.
Il me fallait faire preuve de subtilité, de ruse, de délicatesse pour ne pas éveiller les soupçons.
« Suis trop malade. Mourant. Contagieux ! Me rappelle plus où j’habite. TCHO ! »
Des fois je m’étonne moi-même. Ma fulgurance intellectuelle me stupéfie. Quoi ? Bah il faut bien se flatter parce que si tu attends que quelqu’un le fasse… même à titre posthume, tu vas te languir.
« Laurent ! Arrête de m’enfumer ! C’est quoi le problème ? Tu ne te rappelles pas de moi, c’est ça ?»
Le tout agrémenté d’une smala d’émojis bien sentis.
Celle-là m’appelle par mon blaze Français… Ça restreint un peu le champ de recherche. Lorenzo commençait à sentir le cramé alors j’ai changé récemment… Ce serait la blondinette toute maigre qui voulait se suicider ? La désespérée en panne ? La joggeuse qui a mal aux pieds ?
Je polissais un plan machiavélique quand le téléphone sonna. Avec les femmes, la subtilité ne sert à rien. C’est la misère.
— Laurent ! Tu me fais quoi ?
— Mais rien ! Sur la vie de…
— Menteur !
Et voilà. Pourquoi faut-il toujours que les gens me prennent pour un menteur ? Pourquoi ? Parce que je suis Français d’origine ? En France c’est mentir ou mourir. Alors… Tu peux vraiment me reprocher ça ? En toute honnêteté ? En conscience ?
Après une pause dramatique elle reprit :
— J’aurais voulu te dire ça, les yeux dans les yeux… Mais je vois que je n’en aurais pas l’opportunité…
Manifestement c’était une intellectuelle. Les pires. Elle continua :
— Nous deux c’était bien, tu sais… Avec mon mari, je m’emmerde, avec toi… Je m’amuse. Même maintenant tu vois… Toujours surprenant, inattendu…
— Tu parles de moi ?
— Tais-toi, laisse-moi parler !
Je ne sais pas si vous pouvez imaginer l’effet que cela fait de parler avec quelqu’un qui dit vous connaître et que vous ne visualisez pas du tout. Rien. Cette voix me disait quelque chose, mais…
Elle reprit :
— Avec mon mari, j’ai l’impression de me perdre, alors qu’avec toi, je peux enfin être moi-même… Tu m’as fait découvrir des choses merveilleuses…
— La sodomie ?
— Hein ? De quoi tu parles ?
Elle s’étouffait au téléphone, réalisant l’inimaginable.
— Tu es bien Laurent ?
— Bah ouais.
— Le fou à la trottinette ?
— Des mecs en trot, il y en a des tas… Avec ces malades d’écolos anti-voiture...
— Je parle d’un maboul !
— Genre qui roule en ville plus vite que les voitures ?
— Voilà ! Un baratineur qui doute de rien, raciste, anti-Français, qui déteste les pauvres…
— C’est moi.
— Tu ne te rappelles pas de moi, hein ?
— Bon, c’est pas comme si je t’avais oublié… C’est mon inconscient qui t’a zappé. Probablement un conflit psychologique profond… Une faille spatio-temporelle… Un paradoxe quoi… Tu me comprends ?
Elle soupira profondément. Comme d’habitude, je suis une déception totale pour mes contemporains. Elle reprit :
— Je voulais te dire que c’est fini. Cela ne te fera probablement rien… Tu ne sais même pas qui je suis… Mon mari m’emmerde, mais je l’aime. Toi… Tu es un salopard de merde… !
Je vous passe la suite des invectives imméritées que j’eus à subir. Il y a des gens sur cette terre qui sont faits pour souffrir. C’est moi.
— Laurent ? Tu m’écoutes ?
— On déjeune ensemble ?
— Hein ?
— L’esquinade… Douze zero zero. Deux couverts.
— OK.
Ça va encore me coûter une blinde. Mais dans la vie, faut toujours tenter sa chance. Des fois, sur un malentendu, ça passe. Et puis, je n’avais pas envie de manger seul.
Bzzzz !
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